la griffe du chien 🐶 wouf

La préparation

Quand j’étais chiot, on m’a enseigné la préparation. Au début, j’appréciais les avantages qu’elle m’offrait. Moi qui suis paresseux, j’ai vu dans la préparation une précieuse amie : en me préparant, je rendais toujours mes lendemains plus faciles. Faire quelques efforts aujourd’hui pour en éviter beaucoup demain, voilà la véritable paresse. Il faut être travaillant pour procrastiner, car on s’y garantit de lourdes tâches futures!

Malgré mon affection pour la préparation, je dois avouer qu’elle m’a joué un tour. Alors qu’elle me motivait initialement à grandir, elle s’est sournoisement transformée et a un jour commencé à me ronger l’âme. D’une année à l’autre, on m’encourageait à prévoir, calculer et travailler dur ; le futur l’exigeait. Tranquillement, cela m’a perverti : plutôt que de préparer mon lendemain, je vivais désormais pour demain. J’avais réduit ma vie en autoroute.

« Obtiens de bonnes notes! » m’ordonnait-on, « cela te préparera pour l’an prochain. » Un an plus tard, on prêchait le même discours, et ce cycle se répéta jusqu’à m’en donner la nausée. On m’habituait à viser la prochaine étape sans la questionner. Cette étape servait uniquement d’appât. Ce mirage voulait me faire tolérer les tâches répétitives et futiles qu’on m’imposait.

Une préparation sans destination : voilà qui résume bien mon parcours au sein de ces institutions. Quel cirque! J’ai vite trouvé ce jeu ennuyant et même stupide. Au primaire, on me préparait pour le secondaire, qui n’était qu’une préparation aux études supérieures, elles-mêmes un tremplin vers le marché du travail. En progressant au sein de ce système, mon amertume et ma frustration grandissaient. Désillusionné, je me suis imposé un ultimatum : si ce parcours ne m’amenait pas vite à destination, j’arrêterais d’y prendre part. « Ceci est le dernier pas que je pose aveuglément. » me suis-je promis. « Si mes soupçons s’avèrent vrais, je devrai me prendre en main entièrement. Les chemins peu fréquentés doivent être défrichés, et cela est dangereux. Mais je paierai volontiers ce prix pour ne pas m’éteindre. »

Une fois mes études finies, une lueur d’espoir apparût toutefois. « Félicitations! Tu as terminé! » m’a-t-on dit. « Te voilà au vrai commencement! » Je jubilais. « Enfin! », me suis-je exclamé. « Serait-ce la fin de ma préparation? Le moment est-il venu de véritablement vivre? » Mon enthousiasme fut toutefois de courte durée. Mes espoirs s’écroulèrent dans ma première réunion de travail. Voici comment on m’y a accueilli:

« Bienvenue au bas de l’échelle. Le travail que tu y feras est vide de sens, mais fais-le assidûment, car il te servira de préparation pour les échelons suivants. »

Le mensonge que je soupçonnais depuis longtemps s’était concrétisé. La vraie vie, comme certains se résignaient à l’appeler, était un autre cycle de préparations, où on pourchasse la prochaine étape maladivement. À mes yeux, cette vie n’était qu’un canular. C’est pourquoi j’ai cessé d’y participer.

Mais ne vous y méprenez pas : j’admire celle qui prévoit le lendemain. N’est-ce pas ce qui distingue l’humain de la bête? « Gardons-en un peu pour demain » dit-elle, sachant qu’elle aura faim demain. Les chiens n’ont d’ailleurs pas tous cette présence d’esprit : ils n’arrivent même pas à gérer une gamelle trop remplie sans vomir. « Vivre comme si demain n’existait pas! » Ainsi jappent les chiens, mais cette devise perd son romantisme lorsque demain arrive : on s’y réveille gras, fauché et en retard. Je ne vous suggère donc pas le carpe diem.

Sans préparation, l’échec est garanti. Toutefois, pour profiter des fruits de l’existence, il faut savoir préparer son lendemain sans y réfugier son âme. Le sage n’oublie pas le lendemain, mais n’y pense pas trop non plus. Lucide, il se méfie de la ligne mince séparant se préparer pour demain de vivre pour demain.



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