la griffe du chien 🐶 wouf

Vivre sans but

Je vous enseigne le secret du chien : manger lorsqu’il mange, jouer lorsqu’il joue et japper lorsqu’il jappe. Cette simplicité involontaire a bien des avantages. Elle m’empêche d’ailleurs de pourchasser des mirages.

Des buts, j’en ai parfois, mais ils passent toujours deuxièmes, loin derrière les actions qui m’y amènent. Moi qui vois rarement au-delà du bout de mon museau, je n’arrive pas à transformer le présent en moyen, surtout pour un objectif invisible.

Ce n’est pas par manque de foi, mais plutôt par expérience que les objectifs ne m’enivrent pas. À vrai dire, la satisfaction qui survient lors de l’accomplissement d’un but est tellement éphémère qu’y consacrer mon énergie semble futile. À mes yeux, la valeur d’un objectif ne réside pas dans sa conclusion, mais dans ses péripéties.

L’accomplissement de certaines tâches est bien sûr souhaitable, mais celle qui met tous ses espoirs dans le fruit de ses actions se tire dans le pied. Comme une goinfre engloutissant son plat sans l’apprécier, en pourchassant la complétion de sa tâche, elle réduit sa vie en course. Elle entretient ainsi un stress perpétuel, qui est brièvement suspendu lorsqu’elle raie un élément de sa précieuse liste « à faire ».

Ces tâches me font penser aux téléséries, qui captent l’attention en promettant une satisfaction qui n’arrive jamais. Ne remarquez-vous pas l’inconfort qu’elles doivent générer en vous pour vous accrocher jusqu’au prochain épisode?

Certains sont carrément accrocs à la tension qui accompagne les objectifs. Ils courent sans cesse entre le stress intense et le relâchement passif, entre le yang-yang et le yin-yin. Aussitôt qu’un but survient, ils s’y accrochent, deviennent nerveux et accélèrent le pas. Leur tâche crée un léger inconfort, juste assez pour qu’il aient hâte de la terminer. Ils se mettent donc à courir pour en finir au plus vite. Pressés, ils s’aveuglent sans apprécier le paysage qui défile devant leurs yeux.

Une fois le but réalisé, ils se dégonflent comme un ballon crevé. Vidés, ils tentent d’apprécier la courte extase de l’accomplissement avant qu’elle ne leur file entre les doigts. Vite insatisfaits, ils s’inventent un nouvel objectif. Les voilà qui se remettent à courir!

Pour échapper à cette quête interminable, il faut développer la rare capacité d’agir sans chercher le fruit de nos gestes. Vos actions doivent devenir satisfaisantes d’elles-mêmes, sans attente de résultat supplémentaire. Cet apprentissage contre-intuitif fâchera peut-être votre patron ; comment arrivera-t-il à vous contrôler si vous n’êtes pas avare de récompenses?

Gare à vous, « bons élèves » ! Vos professeurs ont aveuglément flatté votre capacité à exécuter des tâches, et il ne vous sera pas facile d’oublier ces mauvaises habitudes. Persistez, vous méritez tellement plus que le sort d’une machine productive!

Je vous prescris un simple exercice : cessez de vivre hâtivement. Arriverez-vous à passer une matinée en vous satisfaisant de ce que vous faites, sans même penser à ce qui suit? En marchant jusqu’à votre voiture, ne faites que marcher. En conduisant, conduisez. En mangeant, mangez. Laissez tomber tout ce qui n’est pas immédiatement perceptible, et vous trouverez la liberté du chien. La recherche du fruit de l’action est à l’origine de tous les vices. N’est-ce pas ce que prêche la Genèse?

Il y a eu un temps où mon but était la liberté. Cela était ma seule prison ; je suis désormais libre de buts.



Inscris-toi : email