Un chien n’a aucun secret. Comment pourrait-il cacher son amour pour le jeu et le beurre d’arachides quand sa queue s’agite? Les secrets sont le privilège des humains, car eux seuls savent mentir. Qu’en déplaise aux curieux, la vérité est parfois amère, et le secret est un ingrédient nécessaire pour maintenir l’harmonie.
La puissance du secret peut cependant être toxique. Ce pouvoir est enivrant, et se retourne farouchement contre celui qui en abuse. Rare est celle qui profite de ses fruits sans s’empoisonner!
Dans sa forme usuelle, le secret est sans danger. Les humains ont tous des confidences, des propos discrets qu’ils ne partagent qu’à leurs proches. Reconnaissez-vous ces sujets privés que vous gardez hors de portée des autres? Vous utilisez ainsi le secret pour contrôler votre propre vulnérabilité. Cette armure est inoffensive, profitez-en donc sans retenue!
Toutefois, vous pouvez sans doute aussi discerner des pensées bien plus secrètes, des idées que vous ne chuchoteriez même pas dans votre plus intime solitude. Ces propos vous rendraient si pénétrables que vous frémissez devant la seule idée de les divulguer. Cette confidentialité est parfois nécessaire, me direz-vous. Certes, mais méfiez-vous grandement de ces secrets : trop nombreux, ils provoquent le mensonge, l’isolement et finalement le mépris de l’autre. Mais aussi terrible que cela soit, cela n’est pas l’ultime danger, la réelle tragédie, du secret.
Au-delà de toutes ces cachotteries se trouvent des secrets si hautement protégés que leur existence même vous semblera douteuse. Au fond de votre âme habitent des pensées si discrètes que vous n’oseriez jamais vous les avouer à vous-même. Leur révélation aurait l’effet d’un séisme à l’intérieur de vous, et c’est pourquoi ils demeurent profondément enfouis.
Prenez garde! Si vous les dissimulez, ces mystères hanteront votre lit de mort. Que vous en preniez conscience ou non, ces non-dits infesteront vos nuits et fertiliseront vos névroses. C’est pourquoi vous devez à tout prix les éliminer. Ou ferez-vous partie des malheureux qui se mentent à eux-même jusqu’à leur décès? Si cela est votre plan, ayez au moins l’humilité d’inscrire ce triste bilan à votre pierre tombale, pour prévenir vos proches :
Ayant d’abord utilisé le secret comme outil,
il prit vite goût à son enivrant pouvoir,
de pensée en parole, il s’enferma dans une duperie
jusqu’à en égarer la mémoire.Le secret était désormais son abri,
mais voyant toujours en lui un espoir,
nous lui pointèrent cette supercherie,
qui l’avalait comme un entonnoir.Fort ébranlé par ce qu’il vit,
il fut envahi par le désespoir,
il nous supplia d’épargner son âme amincie,
et de ne jamais plus lui pointer ce coin noir.Le voilà défunt, mais inassouvi,
hanté, torturé, par ses mensonges discrets,
par sa soumission à ce démon secret,
qui rend esclave quiconque s’y réfugie.
Arriverez-vous, seul devant vous-même, à être parfaitement ouvert, sans prendre peur devant l’honnêteté crue de ce qui surgira? Desserrez-vous, sans pudeur, et vous apercevrez assurément le plus impénétrable de vos secrets : l‘Étrange-Problème-Sans-Nom.