Autrefois, le Chien visait aveuglément la liberté. Frustré par ce qui l’entourait, il n’avait d’énergie que pour briser ses chaînes, comme un taureau captif. Mais une fois cette liberté atteinte, il se trouva désemparé : il ne savait pas quoi en faire.
J’ai enduré tant de peine pour produire cette toile vierge! Mais maintenant qu’elle siège à mes côtés, elle me donne le vertige. Moi qui n’a rien appris sauf me débattre, j’ignore comment vivre sans boulet au pied. Ma vie n’est contrainte par rien et elle déborde de possibilités, mais ce potentiel m’intimide et m’écrase.
Le syndrome de la page blanche a assiégé mon âme! Comment pourrais-je écrire la première page de mon histoire sans la regretter? Rédiger un seul mot me fermerait déjà trop de portes! Mes mains, qui semblaient si énergique à travers leurs menottes, tremblent maintenant jusqu’au bout de leurs doigts. Elle ne sont pas à la hauteur de la liberté que je louangeais tant!
Voilà la genèse de tout dilemme : emprunter un chemin, c’est renoncer aux autres, et donc amincir son potentiel. J’étais paralysé. Par peur de réduire mon potentiel, je préférais ne rien faire que de risquer un mauvais choix. C’est d’ailleurs pourquoi, comme beaucoup, j’ai séjourné à l’université : je ne voulais pas devenir quelqu’un trop vite. Le statut de l’étudiant me permettait de repousser ce dilemme.
Une fois mes études terminées, je n’étais toujours pas prêt à faire de choix. Je voulais continuer à m’amuser sans devenir quelqu’un, et ce le plus longtemps possible. Je voulais être Peter Pan, l’éternel chiot qui refuse de devenir chien.
Mais ce plan était pourri : en m’obstinant à ne pas grandir, je gardais les pires côtés du bambin – l’irresponsabilité, l’instabilité et la poursuite aveugle du plaisir – et je développais les pires de l’adulte – la rigidité, l’amertume et le jugement. Je ne pouvais pas rester jeune et fringant : je devenais un vieux bambin aigri!
Je faisais face à un ultimatum. En ayant peur de choisir un chemin erroné, je m’assurais de n’être que du potentiel, et donc rien de concret. Mais cela n’était-il pas la plus grande erreur qui soit?
J’avais déjà séjourné trop longtemps dans le statut quo et je n’avais certainement pas envie de m’y retrouver dans dix ans. Les jeunes adultes qui se cherchent et explorent sont comme les enfants qui bougonnent : mignons et attachants. Mais survient un âge où patauger dans le vide cesse d’être charmant et devient, au contraire, insignifiant et bas. Voilà la ligne que j’aurais eu horreur de franchir : le voyage m’avait fait rencontrer quelques-uns de ces Peter Pan éternels, et je n’admirais rien en eux.
Je vous l’annonce, la vie est une sculpture. On vous donne un bloc de marbre blanc et un plan simple, mais fiable et solide. Si vous jetez ce plan, vous aurez besoin de courage : votre main sera-t-elle être à la hauteur d’un bloc vierge? Sculpter sa propre vie est un supplice : chaque coup de ciseau y est terrifiant, car il réduit le potentiel de tout le bloc.
Et malheur à celui qui se dirait : « je ne sculpterai rien » ; son bloc vierge sera ainsi sculpté par les circonstances. N’est-il pas déjà rongé par les tempêtes et amolli par la moisissure?
« Tu peux tout être, mais tu ne seras pas tout! ». Voilà la différence entre le potentiel et l’actualité. La maturation rend le sacrifice du potentiel inévitable. Quel sacrifice choisirez-vous?