Le chien est le meilleur ami de l’homme, car l’humain tarde à s’aimer lui-même. Prisonnier de sa propre perspective, la compassion et l’altruisme lui semblent lointains, voire impossibles. « Tout s’explique par l’intérêt personnel! » déclare-t-il, en se balançant fièrement sur cette idée froide justifiant son apathie. « L’altruisme n’existe que lorsqu’il avantage l’individu, il n’est qu’un pervers moyen! »
On ne peut comprendre l’amour du prochain en y réfléchissant rationnellement. Confronté à l’altruisme, la raison s’agite : « Qu’adviendra-t-il de moi? » se demande-t-elle, avortant ainsi ce noble sentiment avant qu’il ne s’exprime. Celui qui traite ainsi ses pensées comme supérieures à ses sentiments deviendra vite blasé. La raison est un puissant outil, mais une piètre dictatrice, car elle mène à l’apathie, et puis au nihilisme. Celle qui n’apprécie plus un lever du soleil est ainsi prisonnière de ses pensées, et rares sont celles qui échappent à ce trou noir.
Chercher à expliquer l’instant de légèreté survenant au sommet d’une montagne ou l’attendrissement ressenti devant un chiot est voué à l’échec. Cette tentative réduit ces expériences à de vulgaires concepts, ce qui les siphonne de leur essence et renforce le nihiliste dans sa froideur.
Toute expérience profonde transcendent la raison : ne sont-elles d’ailleurs pas plus réelles que toute pensée? Je vous le redis : la vérité est à l’épreuve de la raison! La compassion n’est pas intelligible, et c’est pourquoi elle n’émerge pas chez le penseur, qui ne peut y accéder en réfléchissant à travers soi-même.
Mais qu’est-ce que la compassion? Souvent, on la confond avec la gentillesse aveugle, l’amabilité gratuite ou pire encore, la pitié. On pense ainsi à tort que l’individu compatissant sera toujours inoffensif et doux. Ceux qui s’en remettent à cet idéal entretiennent une grande culpabilité, car leur nature humaine est incapable de se conformer à cette utopie. Tristement, ces âmes sensibles récolteront l’abus d’autrui ; leur peur de déplaire les empêche d’établir leurs limites.
Pourtant, la véritable compassion n’est pas synonyme de faiblesse. La compassion exige force et stabilité, mais aussi sensibilité et lucidité. Elle demande qu’on reconnaisse honnêtement et sobrement ses propres motivations, aussi sombres soient-elles. Ce faisant, nous réaliserons que nos réels motifs sont plus complexes, et peut-être moins nobles, que nous le prétendons. Nous remarquerons aussi certaines contradictions internes et surtout, une facette obscure et refoulée de notre être.
Votre petite voix semble motivée par la compassion? Peut-être bien! Mais comment pouvez-vous avoir confiance en vous-même? Serait-il possible que votre petite voix mente pour arriver à ses propres fins? Comment déterminer si votre amour des faibles n’est pas une façade masquant votre envie égoïste d’être sauveur, ou un véhicule noble justifiant votre haine des gens prospères? Celui qui ne regarde pas en face ses propres motivations est dangereux, et son aide risque fort bien d’exacerber les problèmes qu’il souhaite régler.
Loin de moi l’envie de pointer du doigt : je ne prétends pas être capable d’authentique compassion, bien au contraire! C’est justement parce que ce chemin m’est profondément difficile que j’expose ces mots. Je connais trop bien les pièges du Soi et de ses secrets sournois qui travestissent mes opinions et perceptions. Cette vertu est incroyablement délicate, et c’est pourquoi nous devons nous méfier de ceux qui s’autoproclament saints.
Au-delà de tous ces pièges et tendances névrotiques, la compassion est certainement possible. Il existe, dans l’expérience de chacun, de précieux moments qui le confirment. Dans ces instants de relâchement, la frontière entre « moi » et l’autre disparaît ; voilà où j’ai aperçu la véritable compassion. Ce point de vue éphémère m’a fait comprendre le sens du réel altruisme, qui motive naturellement l’action de celui ayant abandonné l’illusion d’un Soi séparé.
La véritable compassion peut uniquement survenir lorsque l’illusion d’un soi permanent est suspendue. Le Soi est la seule barrière à la compassion : solidifier son Soi, c’est définir l’autre, et donc s’en dissocier.